CHAPITRE VINGT ET UN

L'adrénaline courait toujours dans ses veines et dans ses nerfs lorsqu'elle reprit l'ascenseur pour remonter à la passerelle. C'était un aspect bien laid de sa personnalité qui s'était manifesté, mais l'inconsistance mesquine et répugnante que dissimulait la riche façade de Hauptman l'avait mis au jour et elle ne regrettait pas un seul mot de ce qu'elle avait dit. Plus important, il s'était rendu compte qu'elle ne mentait pas et tous deux savaient que sa réputation — sa précieuse et narcissique réputation — ne survivrait pas s'il refusait son défi.

Elle prit une profonde inspiration au moment où la cabine s'arrêtait; la porte s'ouvrit et Honor pénétra sur la passerelle. Panowski leva vivement la tête, l'air inquiet, et elle comprit que des éclats de leur violent entretien avaient dû franchir la porte de la salle de briefing, à moins que la tension qui régnait entre Hauptman et elle n'eût été perceptible, tout simplement, alors qu'ils regagnaient le hangar d'embarquement.

C'était sans importance : le lieutenant savait ce qui s'était passé. Sa mine soucieuse était révélatrice de sa réaction et Honor observa des expressions similaires chez la plupart de ses subordonnés.

Elle fit halte un instant sur la passerelle en se forçant à sourire; Panowski garda son expression préoccupée mais il se détendit manifestement, et c'est d'un pas délibérément lent et calme qu'Honor gagna le milieu de la salle; elle chercha McKeon des yeux mais ne le vit nulle part; cependant, la porte de la salle de briefing était fermée.

Elle s'y dirigea et l'officier en second leva les yeux quand le panneau s'ouvrit en coulissant. C'est sans aucun plaisir qu'elle entra : les cloisons avaient trop récemment été baignées de trop de haine glacée, et elle sentit comme un picotement, celui de la fureur résiduelle qu'irradiait encore McKeon, qui se mêlait et résonnait avec la sienne; pourtant, il parvint à faire un sourire crispé et voulut se lever.

Elle lui fit signe de se rasseoir et gagna son propre fauteuil; elle s'y laissa tomber et se tourna face au second.

« Vous avez pris un risque, Alistair », dit-elle. C'était la première fois qu'elle se servait de son prénom, mais il ne parut même pas s'en apercevoir.

« Je... » Il haussa les épaules. « Il m'a mis hors de moi, commandant, à se présenter ici comme Dieu soi-même venu frapper les pécheurs. Et ce dernier coup tordu qu'il a inventé... Le second serra les dents et secoua la tête.

« Il n'oubliera pas de sitôt la façon dont vous lui avez rabattu son caquet. » McKeon acquiesça et Honor s'aperçut non sans ironie que ses propres paroles faisaient écho à l'avertissement que le capitaine lui avait lancé après que Tremaine avait découvert la première cargaison illégale de chez Hauptman. « Vous n'auriez pas dû intervenir, poursuivit-elle d'un ton égal. J'étais la seule visée, ainsi que ma responsabilité, mais... merci. »

McKeon releva la tête et il rougit. « Vous n'étiez pas seule visée, commandant : la Flotte aussi. Et l'Intrépide aussi, nom de Dieu, par conséquent j'étais visé également. » Il rougit davantage et baissa les yeux sur ses mains soudain croisées sur ses genoux.

« Je... je ne suis pas un très bon second, n'est-ce pas, commandant ? » fit-il dans un murmure.

Honor faillit répondre aussitôt, mais elle se retint en contemplant le sommet du crâne de McKeon. Cet homme avait pris d'énormes risques pour elle; il s'était dressé contre un des personnages les plus influents du Royaume et elle frémit à l'idée de l'issue qu'aurait pu connaître la confrontation avec Hauptman s'il n'était pas intervenu. Elle n'aurait jamais pensé à se servir de la dérivation du collecteur pour retourner les manipulations de Hauptman contre lui-même : elle n'avait pas l'esprit assez clair pour cela; elle ne songeait qu'à la haine, au dégoût et à l'envie de vengeance qu'il lui inspirait. Elle se connaissait : dans sa fureur, elle avait été sur le point de l'agresser physiquement, et ça aurait été la fin pour elle, quelle que fût la provocation.

McKeon l'en avait empêchée. Il avait vu l'ouverture et s'y était précipité pour obliger Hauptman à se replier en position défensive et donner le temps à Honor de reprendre en partie son sang-froid. Elle avait une dette envers lui, une énorme dette excessivement personnelle qu'elle doutait de pouvoir un jour lui rembourser; à cause de cela elle aurait voulu lui dire de ne pas s'inquiéter, glisser sur ses insuffisances en tant qu'officier en second.

Mais elle commandait un navire de guerre, et les sentiments personnels, la gratitude, si profonds et si mérités soient-ils, devaient impérativement passer au second plan. Aussi s'éclaircit-elle la gorge et répondit-elle d'une voix calme et sans inflexion :

« En effet, monsieur McKeon. » Il accusa le coup, ses épaules se raidirent et elle eut envie de lui tendre une main amicale. Mais elle se retint et demeura assise sans bouger.

Le silence dura, tendu, douloureux, et McKeon se tordait les mains sur les genoux. Elle l'entendait respirer, elle écoutait les battements de son propre pouls et elle attendait toujours. Elle sentait le besoin qu'il éprouvait d'ajouter quelque chose et savait qu'il lui fallait du temps pour le dire; ce temps, au moins, elle pouvait le lui donner, autant qu'il lui serait nécessaire.

« Je sais, commandant, déclara-t-il enfin. Et... je le regrette. » Un haussement nerveux lui secoua les épaules et il regarda

Honor. « Ce n'est pas grand-chose, mais je ne vois rien d'autre à dire. Je vous ai fait faux bond – à vous et au bâtiment tout entier – et je le regrette.

  Pourquoi, McKeon? » demanda-t-elle doucement. Sa compassion le fit grimacer, mais il comprit la question. L'espace d'un instant, elle crut qu'il allait jaillir de son fauteuil et s'enfuir, mais il n'en fit rien.

« Parce que... » Il déglutit péniblement et parcourut la salle des yeux sans la voir vraiment. « Parce que j'ai laissé mes sentiments personnels prendre le pas sur mon devoir, commandant. » Il fit l'effort de la regarder en prononçant cet aveu et, en cette seconde, leurs âges respectifs semblèrent s'inverser. Le grand officier en second à la carrure puissante parut soudain jeune et vulnérable, malgré ses années d'expérience, les yeux levés vers Honor, implorants, comme s'il la suppliait de le comprendre.

« Quand vous êtes arrivée à bord, vous aviez l'air d'une gamine, reprit-il d'un ton qui dégoulinait de mépris de soi-même. Je savais que vous méritiez votre affectation : il me suffisait de lire votre dossier ! Mais j'en avais tellement envie, de ce commandement ! Je n'avais pas l'ancienneté de grade nécessaire... » Il s'interrompit pour éclater d'un rire sec.

« Je ne l'aurai sans doute jamais. Je suis un besogneux, commandant, un laborieux du genre à ne pas prendre de risques. Mais, bon Dieu, que je le voulais, ce vaisseau! Plus même que je ne me l'avouais. Et voilà que vous arrivez, cinq ans de moins que moi, avec déjà un commandement hypercapable à votre actif, tout droit sortie du CPT avec le béret blanc auquel j'aspirais tant. »

Il serra les poings entre ses genoux, puis se leva et se mit à marcher de long en large dans la petite salle comme un animal en cage; il irradiait l'angoisse et la condamnation de soi. Honor avait l'impression de distinguer le brouillard de sa détresse qui se collait à lui comme un poison, mais elle réprima un soudain désir d'interrompre son monologue, de l'arrêter ou de le défendre contre lui-même. C'était impossible; il avait besoin d'exprimer sa faute : et elle avait besoin qu'il l'exprime, si elle voulait que subsiste un espoir de voir les barrières tomber entre eux.

« Je vous ai haïe. » Il lui tournait le dos et sa voix ne lui parvenait qu'étouffée, répercutée par la paroi devant lui. « J'ai essayé de me persuader du contraire, mais c'était pourtant vrai. Et ça n'allait pas en s'arrangeant; ça empirait chaque fois que je vous voyais agir comme il fallait : je me rendais compte que j'avais envie que vous vous trompiez afin de justifier ce que je ressentais.

» Ensuite, il y a eu les manœuvres. » Il se retourna, les traits déformés par l'angoisse. « Je savais qu'on vous avait confié un boulot impossible après nous avoir enlevé notre armement, nom de Dieu! Je le savais — mais au lieu de m'accrocher et de vous aider à vous en tirer quand même, je vous ai laissée porter tout le fardeau parce que, tout au fond, je voulais vous voir échouer. Commandant, je suis officier tactique de formation, et chaque fois qu'un truc allait de travers, chaque fois qu'un de ces foutus Agresseurs nous "détruisait", une voix me disait que j'aurais pu mieux faire. Je savais que ce n'était pas vrai, mais je m'en fichais : c'était ce que je ressentais. J'essayais de faire tout de même mon devoir, mais je n'y arrivais pas. Pas comme je l'aurais dû. » Il s'approcha de la table, s'y appuya des deux mains et se pencha vers Honor.

« Et enfin, ça. » D'une main, il désigna ce qui les entourait.

« Le poste de Basilic. » Il ramena sa main sur la table et la regarda. « Je me suis répété que c'était votre faute, que c'était vous qui nous aviez fait reléguer ici, et c'était encore un mensonge. Mais chaque fois que je m'en racontais un, je devais en inventer un autre pour justifier le précédent. C'était donc votre faute, pas la mienne, et tous ces beaux discours selon lesquels nous devions accomplir notre devoir, être à la hauteur de nos responsabilités même si personne d'autre ne s'en était préoccupé... tout ça, c'étaient des conneries, commandant. Des conneries que se racontent les petits morveux idéalistes de l'Académie; ce n'était pas la réalité.

Il releva le regard vers Honor.

« Mais ce n'était pas vrai, n'est-ce pas, commandant ? fit-il doucement. Pas pour vous. J'ignore pourquoi Young vous a flanquée dans ce guêpier et ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est que vous ne vous êtes pas mise à pleurnicher. Vous, au moins, vous ne vous êtes pas laissée aller; vous avez serré les dents et... » Il secoua la tête et se redressa.

« Vous nous avez botté le cul, commandant, et, à force de coups de pompe dans le train, vous nous avez obligés à cesser de pleurer sur notre sort et à nous conduire à nouveau comme des officiers de la Reine. Et moi je savais ce que vous étiez en train de faire et pourquoi, et je bouillais de rage, littéralement, parce que, chaque fois que vous agissiez comme il fallait, j'y voyais une preuve supplémentaire que vous méritiez la place que je guignais. »

Il se laissa tomber dans un fauteuil en face d'elle et leva la main dans un geste presque implorant.

« Commandant, vous aviez raison et j'avais tort. Les incidents qui se produisent actuellement dans le système le prouvent, et, si vous voulez me débarquer, je ne vous le reprocherai pas. »

Il se tut enfin, le dos voûté sous le poids de son désespoir, et Honor se pencha.

« Je ne veux pas vous débarquer, capitaine », dit-elle à mi-voix. Il releva la tête en sursaut et elle agita la main.

« C'est exact, vous avez tout laissé retomber sur moi. Je voulais que nous fassions chacun la moitié du chemin — c'était une nécessité — mais vous refusiez. Toute la galaxie était en train de me dégringoler sur le dos et vous restiez les bras ballants, vous ne disiez rien et vous me laissiez tout le boulot. Ah oui, capitaine, il y a eu des jours où je vous aurais volontiers renvoyé dans vos foyers avec un rapport d'efficacité qui vous aurait cloué au sol pour toujours, si je n'avais été autant à court de personnel, si j'avais eu assez d'officiers expérimentés pour vous remplacer par quelqu'un sur qui je puisse compter. Mais...

Elle laissa le silence s'étirer, puis eut un petit hochement de tête.

« Mais, monsieur McKeon, j'aurais eu tort. » Il battit des paupières, stupéfait, et un mince sourire passa sur les lèvres d'Honor. « Oh, il y a eu des moments où l'envie me démangeait de vous botter le train ou de vous étrangler, ou de vous remonter les bretelles devant toute la passerelle, mais j'ai fini par m'apercevoir que vous faisiez des efforts. J'ignorais quel était le problème, et vous ne faisiez pas votre travail à ma façon, mais au moins vous faisiez des efforts. Je vous ai observé lorsque vous œuvriez avec Rafe à la reprogrammation des sondes, et vous l'avez parfaitement encadré; je vous ai vu passer du temps avec Panowski, j'ai constaté que vous n'étiez jamais trop occupé pour résoudre les questions qui pouvaient se poser – du moment que je n'y étais pas impliquée. Et j'ai compris quelque chose, monsieur McKeon : quoi que vous soyez par ailleurs, vous n'êtes ni un besogneux ni un laborieux. »

Elle se radossa sans le quitter des yeux.

« Vous avez déconné; vous nous avez bel et bien laissés tomber, le bâtiment et moi, et ça aurait pu être une catastrophe pour tout le monde. Mais on déconne tous un jour ou l'autre, monsieur McKeon, et ce n'est pas la fin du monde. »

Le second la regarda un long moment sans rien dire, puis il laissa échapper une longue expiration convulsive et secoua la tête.

« Je ne peux pas... » Il s'interrompit et s'éclaircit la gorge. « C'est justement une des raisons pour lesquelles je redoutais de vous parler : je craignais, si vous saviez ce que je pensais, que vous réagissiez exactement comme vous venez de le faire, dit-il d'une voix rauque. Que vous ne me réduisiez pas en purée, que vous ne me crachiez pas à la figure. Et ça... ça me flanquait une trouille bleue; ça aurait été la preuve ultime que vous méritiez bien le commandement – et pas moi. Vous comprenez ce que je veux dire, commandant ? »

Honor acquiesça et il hocha la tête.

« C'était idiot, non ? Je ne considère pas des gamins tels Cardones ou Tremaine comme de lamentables ratés quand ils font une erreur ou avouent leurs difficultés. Mais moi, je ne pouvais pas l'avouer. Pas à vous.

  Ce n'était pas idiot, monsieur McKeon : seulement très humain.

  Peut-être », répondit McKeon dans un souffle, et il se plongea dans la contemplation de ses mains. Honor ne dit rien le temps de quelques battements de cœur, puis s'éclaircit la gorge à son tour.

« Mais le passé, quel qu'il ait été, c'est le passé, fit-elle d'un ton plus enjoué. N'est-ce pas, monsieur McKeon ?

  Oui, commandant. » Le second se redressa dans son fauteuil et hocha la tête avec une vivacité renaissante. « Oui, commandant, vous avez raison.

  Tant mieux. » Honor se leva et lui sourit par-dessus la table. « Parce que, dans ce cas, monsieur l'officier en second, je vous préviens : la prochaine fois que vous me donnez l'impression de vous laisser aller, je vous propulse jusqu'au Centre de contrôle de Basilic à grands coups de pied au cul ! Est-ce clair, monsieur McKeon ?

  Oui, commandant. » Il se leva à son tour avec un sourire radieux qui paraissait anormal et déplacé sur un visage qu'elle avait toujours connu compassé, mais qui pourtant semblait aussi tout à fait naturel.

« Tant mieux », répéta Honor d'un ton plus calme. Elle eut une infime hésitation, puis elle tendit la main par-dessus la table. « Dans ces conditions, capitaine McKeon, bienvenue à bord. Ça fait plaisir de vous retrouver.

  Merci. » Il prit sa main et la serra fermement. « Moi aussi, ça me fait plaisir de me retrouver... pacha. »




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